La méditation dans la tradition sapientielle

Passons à la troisième tradition de la révélation biblique : celle de la sagesse. C'est certainement la plus riche des trois, et elle est attestée un peu partout dans la Bible. Or le livre des Psaumes offre sans doute le plus d'exemples typiques dans l'art de méditer.

Le premier psaume, déjà rencontré plus haut, indique l'exercice élémentaire : on y recommande de « méditer la Torah du Seigneur » comme on la « murmure » (hagah), et cela « jour et nuit ». Il s'agit de répéter le texte et de le confier à sa mémoire, en imitant ceux qui ruminent ! Il y a la conscience forte que les paroles sont souvent trop grandes pour être immédiatement comprises en les entendant une première fois. Il importe de les répéter de façon continue. Cela a été dit également des paroles prononcées par Jésus : « On les a dans un premier temps mémorisées et seulement bien plus tard, parfois des mois ou des années par la suite, on les a comprises ! » Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui nous sommes en mesure de comprendre la fonction de la mémoire comme lieu où la signification des paroles peut mûrir. Ce n'est que petit à petit qu'advient la pleine intelligence de ce qui a été dit. Cette manière de faire deviendra un principe pratique chez les Pères du désert, et deux siècles plus tard, dans la Règle de saint Benoît. Dès le matin tôt le moine apprend par cœur les textes qu'il devra lire pendant les offices. Tout le jour le disciple peut alors reprendre et écouter la parole qu'il a confiée à sa mémoire. Alors, comme un dauphin qui surgit tout d'un coup spontanément de l'eau, une parole peut surgir à son tour du fond du cœur et offrir des significations nouvelles, jamais imaginées auparavant.

Au Psaume 19 on est témoin d'un parler original selon trois registres. Il y a tout d'abord la communication cosmique : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, le firmament annonce son œuvre... » Il n'y a « point de langage, point de voix qu'on puisse entendre » mais « par toute la terre se répand leur message, jusqu'aux limites du monde leur annonce » ! Il y a communication mais sans mot ni voix aucune !

Ensuite vient l'éloge de la Loi du Seigneur, l'auto-communication divine qui est « parfaite », « limpide », « réjouissant le cœur », « illuminant les yeux » (v. 8-11).

Vient enfin l'homme lui-même. « Ton serviteur en est illuminé... » Avec le don et le pardon de Dieu il pourra s'assurer que « les paroles de sa bouche et les pensées/murmures de son cœur » seront agrées « sans trêve devant toi, Seigneur, mon rocher, mon rédempteur ! » (v. 15). Paroles et pensées, la bouche et le cœur ne forment plus qu'une seule réalité qui plaît sans cesse à Dieu.

Grandeur poétique de ce psaume qui réussit à unir en un poème trois façons d'écouter et de méditer la communication divine dans la nature, dans la Torah et dans la conscience purifiée de l'homme illuminé et pardonné. Le pieux est un sage qui annonce le moine du désert, unifié dans sa quête de la Volonté du Dieu Un.

Disons encore un mot sur le long Psaume 119 (118) avec ses 176 versets (= 22 strophes selon le nombre de lettres de l'alphabet hébraïque ; chaque strophe compte huit versets qui tous commencent par la même lettre : 8 x aleph ; 8 x beth, etc.). L'auteur est un jeune qui s'amuse en jouant avec les lettres et avec les huit synonymes de la notion clef : la Loi (Torah). La huitième strophe (Héth, v. 57 à 64)) se veut la plus parfaite : huit mots différents se trouvent en tête de chaque verset et les huit synonymes de la Torah se retrouvent tous les huit dans la strophe, chaque fois dans le deuxième stique de chaque verset (« tes paroles », « ta promesse », « ton témoignage », « tes commandements », « ta loi », « tes jugements », « tes préceptes », « tes volontés »). Tout au long du poème on apprend comment « garder » la Parole, la prendre à cœur, la comprendre, la mettre en pratique, y trouver son plaisir, s'y attacher par une adhésion affective (avec le verbe davak, qui donnera le substantif devekut, qui, chez les chassidim de toutes les générations jusqu'à nos jours, est l'art de « coller » à Celui qui comble le cœur), vivant sans négligence ni oubli.

Petit détail linguistique : les traducteurs grecs (dans la LXX) ont cinq fois le mot meletè qui veut dire « méditation » et que les latins ont traduit fidèlement par meditatio, alors que la parole hébraïque à l'origine (sha'ashu'im) est généralement traduite par « délice(s) » : « Ton témoignage, voilà mes délices » (v. 24, alors que le grec a : « ton témoignage est ma méditation ») ! Petite erreur de compréhension, sans doute, et attestée seulement pour toute la Bible grecque dans ce psaume 119 (118). Pour le substantif voir les versets 24.77.92.143.174, tandis que pour le verbe (« se délecter »), voir encore les v. 16, 47 et 70. Cela reste toutefois sympathique de découvrir la curieuse équivalence entre « méditation » et « délectation ». Qui médite se délecte et éprouve un vrai plaisir en tout ce que Dieu dit, commande, communique et partage ! N'était-ce pas ce que disait déjà le Psaume 1 : « Heureux l'homme qui se délecte dans la Torah, y trouve sa joie et son plaisir (heftso), et médite/murmure (aghah) sa Loi jour et nuit » ?

Tout cet art de se souvenir, de mémoriser et de marcher avec la lumière de la Parole sur nos pas, se répercutera ailleurs dans les Psaumes et même en Isaïe (cf. Is 26, 8-9a : « Sur le chemin que tracent tes sentences, nous espérons en toi, Seigneur, l'objet de nos désirs est de redire ton nom. Pendant la nuit, vers toi mon âme aspire, mon esprit, au-dedans de moi, te cherche »).

Considérons un verset du Psaume 143 (que l'analyse conduit à penser qu'il est peut-être bien du même poète que celui qui a composé 119 !) :

« Je me souviens des jours d'autrefois.
je me redis tout ce que tu as fait.
je médite sur l'ouvrage de tes mains
» (v. 5).

On trouve trois verbes, un seul exercice, sans aucun livre ! Pure méditation en la présence de Celui qui comble le cœur.

Le mystique flamand Jan van Ruusbroec recommande dans un de ces derniers petits traités, adressé à une clarisse : d'ouvrir trois petits livres et de la parcourir chaque soir avant de se coucher (Van de seven sloten, traduits par dom André Louf, Des sept clôtures, Cerf-Bellefontaine, 1990) ! Le premier livre est noir et sale : il contient nos péchés, c'est le livre de notre passé. On le lit prostré par terre. Le second livre est blanc et l'écriture est rouge, l'encre étant le sang du Christ et les cinq capitales ornées, en tête des chapitres, ce sont les cinq plaies du Christ en croix. On parcourt ce livret à genoux. Enfin il y a le troisième livre qui est céleste, coloré de bleu et de vert, et les lettres sont écrites en or. Il concerne le futur, la vie en gloire, au ciel, comme une ascension sans fin. On le lit debout, les mains élevées vers le ciel...

Voilà qu'on parcourt trois livres à partir de sa seule mémoire et comme à chaque livre correspond une attitude corporelle différente - couché à terre, à genoux puis debout - il est très facile de se souvenir du chemin intérieur à parcourir. Il résume toute notre vie, le passé, le présent et la gloire du futur absolu ! On lit des livres qui se trouvent inscrits dans notre mémoire profonde. Ce sont des livres sans livre ! Mémoire meublée sans textes. Repères forts au point d'être inoubliables. Méditation et contemplation s'unissent : à tout âge et en tout contexte le fidèle est en mesure de reparcourir ces « livres », avec un cœur qui se renouvelle sans cesse.

Considérons encore ce passage psalmique souvent cité pour illustrer le travail de la méditation fructueuse (Ps 77,3-7.12-13) :

« Au temps de ma détresse, je cherche le Seigneur.
Dans la nuit, les mains tendues sans faiblir, je refuse tout réconfort.
Je me rappelle Dieu et je gémis;
plus j'y reviens, plus mon esprit s'embrouille. Pause.
Tu tiens mes paupières ouvertes, je suis troublé, je ne sais que dire:
je réfléchis aux jours d'autrefois, aux années de jadis.
La nuit, je me rappelle mon refrain, mon cœur médite et mon esprit s'interroge... »
Je rappelle les exploits du Seigneur;
oui, je me rappelle ton miracle d'autrefois.
Je me redis tout ce que tu as accompli, j'en reviens à tes exploits...
»

Le psaume nous fait faire tout un parcours intérieur, qui est exemplaire, partant de l'incapacité de trouver une parole. J'y repense, je médite, je considère, mon esprit scrute, de nuit, mon cœur se rappelle, je repense à Dieu et soupire...

Les Proverbes de Salomon expliquent aux jeunes en formation toute la discipline nécessaire pour rester fidèles aux paroles des anciens, du père et de la mère. Relisons un passage qui à bien des égards rappellera ce qu'on a lu du Deutéronome, le Shema' Israel, au chapitre 6 ! Il y a toutefois cette différence de poids : l'enseignement à retenir dans le cœur ne sont plus les paroles de la Torah de Moïse, mais bien celles du maître ou encore des parents dans le cercle restreint de la famille !

« Mon fils, observe les préceptes de ton père
et ne néglige pas l'enseignement de ta mère.
Attache-les toujours à ton cœur, fixe-les autour de ton cou.
Dans tes allées et venues ils te guideront.
près de ton lit ils veilleront sur toi
et à ton réveil ils dialogueront avec toi.
Car le précepte est une lampe.
et l'enseignement une lumière.
un chemin de vie, les leçons d'une sage éducation.
24 pour te garder de la femme funeste... Pr 6,20-23; cf. 3,3 « Inscris-les sur la tablette de ton cœur », et Josué 1,8).

Grâce aux proverbes des anciens on apprend la langue, la manière bien rythmée d'exposer les choses, de se servir d'images et de développer un raisonnement logique rigoureux, de savoir discerner et d'apprécier l'ironie qui se moque sagement de quiconque suit une voie absurde, condamnée d'avance par qui réfléchit un peu. Plus de la moitié des proverbes portent sur la langue, le parler juste et à propos, la vérité et le mensonge. On y traite encore des bonnes manières à table, de l'art de se comporter avec les grands de ce monde, avec le riche comme avec le pauvre, comment gérer les biens matériels, se rapporter aux femmes étrangères, se faire des amis et rester prudent en face de l'homme trompeur ou de l'ennemi en puissance. Même quant à la mystique, en face du mystère du cosmos, des secrets d'une naissance ou d'une mort inopinée, d'un cœur amoureux, les sages dans leur enseignement invitent à méditer et à contempler avec une sobre allégresse et une humble mais constante vigilance du cœur. Qohélet, Ben Sira et le Salomon du Livre de la Sagesse développent tous une méthodologie cohérente pour vivre dignement depuis la jeunesse jusqu'à l'âge avancé du vieillard, restant en compagnie de la Sagesse, celle qui est en personne « l'épouse du sage », comme le dit en toutes lettres Salomon (Sg 8,9).

Nous arrivons ainsi sur le seuil du Nouveau Testament.

Était-ce un hasard ? Mais voilà que j'ai trouvé ces jours-ci un texte qui formellement se trouve comme à cheval entre l'Ancien et le Nouveau Testament ! Il s'agit d'un des Testaments des XII Patriarches, un texte conservé seulement en grec mais dont l'original fut très probablement araméen. À Qumrân on a trouvé des fragments en araméen qui attestent l'existence de tels Testaments des douze fils de Jacob. Or le Testament de Lévi contient tout un chapitre qui résume fort bien tout ce que l'on a vu jusqu'ici, mais y ajoute aussi une dimension nouvelle, absente des trois traditions consultées plus haut. Relisons quelques-unes de ses propositions que le patriarche Lévi confie à ses fils, alors qu'il est encore en bonne santé et regarde la mort en face, à l'âge de cent-trente-sept ans :

« Craignez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre cœur.
et marchez dans la simplicité, selon toute sa Loi.
Apprenez, vous aussi, à lire à vos enfants.
afin qu'ils aient l'intelligence dans toute leur vie.
lisant continuellement la Loi de Dieu.
Car quiconque connaît la Loi de Dieu sera respecté.
et ne sera jamais un étranger, où qu'il aille.
En effet, il acquerra beaucoup d'amis en plus de ses parents.
beaucoup d'hommes désireront être à son service
et entendre la Loi de sa bouche. (...)
Acquerrez la sagesse dans la crainte de Dieu.
car (...) la sagesse du sage, nul ne pourra la ravir.
sinon l'aveuglement de l'impiété et l'endurcissement du péché.
Mais si quelqu'un se garde de ces œuvres mauvaises.
sa sagesse brillera même parmi ses ennemis ;
en terre étrangère il trouvera une patrie.
et même chez l'ennemi, il sera tenu pour un ami
».
TestLévi ch. 13,1-4.7-8

L'application à la Loi, lue continuellement, rend quelqu'un sage et cette sagesse fait qu'il ne sera nulle part un étranger : où qu'il soit, même en exil, tout pays devient sa patrie, et même chez l'ennemi il sera tenu pour un ami ! Voilà des accents nouveaux et hautement précieux pour nous tous ici réunis, alors que bon nombre d'entre nous vivent « en terre étrangère » mais se retrouvent reconnus « comme des amis », « grâce à la sagesse », fruit de l'étude et de la méditation ?


fr. Benoît Standaert osb.
(c) Clerlande 2022.


Qui veut poursuivre la réflexion sur la méditation, peut consulter l'interview de Maciej Bielawski en Italien, janvier 2022 : Une série de questions essentielles.