Une homélie de fr. Emmanuel Verhaegen
Commentaire de l'évangile par Mme Marguerite ROMAN
« Tu aimeras le SGr ton Dieu », nous le lisons aujourd'hui dans la Torah, et dans l'évangile et aussi dans le psaume 118 sous la forme « Je t'aime Sgr »
Et c'est Jésus lui-même qui donne à cette parole le statut de « premier de tous les commandements » !!
Commençons par le contexte proche de l'évangile tiré du texte de Marc (// synoptiques) : l'épisode précédent c'est la controverse entre les Sadducéens et Jésus au sujet de la résurrection des morts. La controverse est basée sur les interprétations des textes de la Loi : les Sadducéens invoquent la loi de MoÏse (Dt 25,5) et à quoi Jésus oppose un passage d'Ex 3,6 (l'épisode de Moïse au buisson ardent) avant de répondre à ses contradicteurs « qu'ils sont grandement dans l'erreur »
Et c'est là que commence l'évangile de ce jour : « Un scribe, qui les avait entendus discuter, voyant qu'il leur avait bien répondu, s'avança et dit... »
Un scribe, c'est un spécialiste des Ecritures (de la Première Alliance donc, soit de l'Ancien Testament, pour les chrétiens,) qui les étudie, qui les connaît, qui sait les citer à bon escient, les interpréter et les commenter. C'est à ce titre, en connaisseur professionnel de la Torah, que notre scribe estime que Jésus a bien répondu aux Sadducéens et qu'il s'adresse à lui pour une autre question. On remarque donc que toute question posée à Jésus ne l'est pas forcément dans un contexte polémique ou hostile (dans ce cas, l'évangéliste prévient le lecteur en disant : « Ils voulaient le piéger » ou, après la réponse de Jésus « ils cherchaient à le faire mourir ». On peut être de bonne foi et désirer discuter avec Jésus (un maître itinérant qui connaît un grand succès : « Il parle avec autorité »...) pour avancer sur le chemin de la connaissance de la Parole de Dieu.
Réponse de Jésus :
« Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force.
« Écoute, Israël » Shéma Israël (שְׁמַע יִשְׂרָאֵל) sont les deux premiers mots de la profession de foi quotidienne qui est au cœur des prières du matin et du soir, résumant l'essence monothéiste du judaïsme :
« Écoute Israël : le seigneur notre Dieu, le seigneur est un. » Cela n'est pas sans rappeler la première parole du Décalogue : « C'est moi le seigneur ton Dieu ; tu n'auras pas d'autre dieu devant ma face... ». Cette affirmation forte correspond aussi à une reconnaissance du fait que c'est Dieu seul qui fonde toute alliance, que c'est lui qui nous a choisis, que c'est lui qui nous fait vivre.
Le verset suivant c'est « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. » dans la traduction courante. En fait.
ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς δυνάμεώς σου (Deu 6:5 LXT)
- de tout ton cœur ἐξ ὅλης τῆς καρδίας: ce n'est pas la dimension 'sentimentale' que nous entendons quand on parle de cœur. Dans l'anthropologie hébraïque, le cœur est le siège de la volonté, de la décision raisonnée qu'on prend après y avoir réfléchi. Une sorte d'équivalent de « prendre la ferme résolution de ... »
- de toute ton âme ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς : là aussi, il faut éviter de tomber dans le piège du couple antinomique corps/esprit qui relève plutôt du dualisme grec. La « nefesh » représente plutôt la « personne vivante », animée par ses désirs, ses appétits et ses émotions
- de toute ta force ἐξ ὅλης τῆς δυνάμεώς : Evitons de penser uniquement à une puissance physique ; il est plutôt question de « toute ton intensité », une amie juive Sœur de l'Assomption traduit « de tout ton extrêmement »
En tout cas, c'est notre être tout entier qui est convoqué : le cœur, instance de discernement et de décison, l'âme comme souffle vital, la force qui en appelle à la volonté, à l'énergie.
Ce n'est pas « pour le plaisir » de chipoter sur le vocabulaire mais, souvent, nous avons trop l'habitude et des formules que nous récitons et des textes que nous lisons. Etre plus précis sur le vocabulaire permet, d'une part, de se rapprocher du texte original et, surtout, fait office de décapage ou de nettoyage d'une grande œuvre ternie par des siècles de poussière et de vernis qui jaunissent. Quelle surprise et quel bonheur d'avoir redécouvert une Chapelle Sixtine pleine de couleurs ! Et si nous nous disons « J'aimerai de Seigneur mon Dieu de toute ma volonté, de tout mon désir, de tout mon extrêmement », est-ce que ça pourrait nous donner un regard et un élan nouveaux ?
Revenons à la rencontre entre Jésus et son interlocuteur : Le scribe (γραμματέus )a demandé quel est LE commandement le plus important. Jésus lui a donc répondu MAIS ajoute immédiatement : « Et voici LE SECOND (qui « lui est semblable » rajoute l'évangéliste Matthieu ) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Arrêtons-nous un instant et répondons intérieurement à la question que je vais vous poser. Cette deuxième loi qui traite de l'amour du prochain, spontanément, pensez-vous que
- elle existe déjà dans la Loi (c'est-à-dire l'Ancien Testament)
- ou que c'est Jésus qui la conçoit sur le moment pour remplir un vide ?
Cette loi d'amour du prochain figure bel et bien dans la Première Alliance, dans le livre du Lévitique au ch. 19, versets 17-19. C'est donc le moment et l'occasion de la lire.
« Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur; tu devras reprendre ton voisin עֲמִיתֶ֔ךָ et tu ne te chargeras pas d'un péché à cause de lui. 18 Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune aux fils de ton peuple, mais tu aimeras ton prochain רֵעֲךָ֖ comme toi-même : Je Suis Le seigneur! »
La formulation peut nous paraître paradoxale, et même choquante. « Tu ne haïras pas ton frère », c'est quand même fort ! En fait, on peut y voir
- une mise en garde pleine de sagesse et de compréhension de la nature humaine. En effet, c'est souvent son prochain le plus proche qu'on peut arriver à détester (les faits divers en sont pleins).
- Et par ailleurs, l'absence de haine et de désir de vengeance peut constituer un bon début sur le chemin de l'amour.
- Enfin, cette formulation rejoint la notion de 'correction fraternelle' telle qu'elle est développée
- par exemple en Mt 18,15-16 : - « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S'il t'écoute, tu as gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l'affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. »
ou encore en Galates, 6,1: « Frères, si quelqu'un est pris en faute, vous, les spirituels, remettez-le dans le droit chemin en esprit de douceur ; mais prenez garde à vous-mêmes : vous pourriez être tentés, vous aussi. »
Après ce début « minimaliste » (ne pas haïr son voisin, ne pas avoir de rancune ni de désir de vengeance - comme pour détourner quiconque d'une voie sans issue -, le précepte trouve son accomplissement dans la formulation positive « mais tu aimeras ton prochain רֵעֲךָ֖ comme toi-même : Je Suis Le SEIGNEUR! »
Et que vient faire : « Je Suis Le SEIGNEUR » comme une doxologie après le commandement de l'amour du prochain ? Cette affirmation solennelle souligne qu'on ne peut pas croire ni proclamer qu'on aime le SGR si on n'aime pas son prochain comme soi-même « Il ne suffit pas de crier 'Sgr, Sgr' » comme on lit dans Jn 13,35 : « C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres que l'on vous reconnaîtra pour mes disciples », ou en 1 Jn 4,20-2 : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit est incapable d'aimer Dieu qu'il ne voit pas. Et voici le commandement que nous tenons de lui 'Celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère' »
Voir aussi le fil de l'amour du prochain dans les paraboles du Bon Samaritain (Lc 10) et du jugement dernier (Mt 25)
La discussion cordiale entre spécialistes de l'Ecriture (la Première Alliance) nous aura donc donné une clé pour nous approcher du Royaume de Dieu - meilleure clé que celle d'un culte formel, comme l'avaient déjà proclamé les prophètes Amos et Jérémie (entre autres) mais aussi Osée : « C'est la miséricorde que je veux et non les sacrifices »
Addendum A : La petite histoire de « tout ton cœur » (cœur qu'on peut écrire en hébreu avec un seul « B » ou avec 2. : le commentaire de Rachi : De tout ton cœur (levavekha écrit avec deux beth) signifie « Avec tes deux penchants » : le penchant qui veut le bien ET le penchant qui trame le mal, comme l'exprime Paul, « Je fais le mal que je ne veux pas et je ne fais pas le bien que je veux - car Dieu n'attend pas que nous soyons entièrement bons pour nous aimer et nous sauver. Au contraire. (voir le pharisien et le publicain - Lc 18)
Addendum B : 2 lectures dans le roman d'Edouard Louis L'effondrement sur la mort de son frère qu'il n'aimait pas.
Moïse disait au peuple : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu. Tous les jours de ta vie, toi, ainsi que ton fils et le fils de ton fils, tu observeras tous ses décrets et ses commandements, que je te prescris aujourd'hui, et tu auras longue vie. Israël, tu écouteras, tu veilleras à mettre en pratique ce qui t'apportera bonheur et fécondité, dans un pays ruisselant de lait et de miel, comme te l'a dit le Seigneur, le Dieu de tes pères. Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l'Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton c?ur, de toute ton âme et de toute ta force.
Ces paroles que je te donne aujourd'hui resteront dans ton c?ur. »
- Parole du Seigneur.
Dt 6, 2-6
Je t'aime, Seigneur, ma force : Seigneur, mon roc, ma forteresse, Dieu mon libérateur, le rocher qui m'abrite, mon bouclier, mon fort, mon arme de victoire !
Louange à Dieu ! Quand je fais appel au Seigneur, je suis sauvé de tous mes ennemis.
Vive le Seigneur ! Béni soit mon Rocher ! Qu'il triomphe, le Dieu de ma victoire ! Il donne à son roi de grandes victoires, Il se montre fidèle à son messie.
Ps 17 (18), 2-3, 4, 47.51ab
Frères, dans l'ancienne Alliance, un grand nombre de prêtres se sont succédé parce que la mort les empêchait de rester en fonction. Jésus, lui, parce qu'il demeure pour l'éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas. C'est pourquoi il est capable de sauver d'une manière définitive ceux qui par lui s'avancent vers Dieu, car il est toujours vivant pour intercéder en leur faveur.
C'est bien le grand prêtre qu'il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux. Il n'a pas besoin, comme les autres grands prêtres, d'offrir chaque jour des sacrifices, d'abord pour ses péchés personnels, puis pour ceux du peuple ; cela, il l'a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même. La loi de Moïse établit comme grands prêtres des hommes remplis de faiblesse ; mais la parole du serment divin, qui vient après la Loi, établit comme grand prêtre le Fils, conduit pour l'éternité à sa perfection.
- Parole du Seigneur.
He 7, 23-28
En ce temps-là, un scribe s'avança pour demander à Jésus : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton c?ur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas de commandement plus grand que ceux-là. » Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as dit vrai : Dieu est l'Unique et il n'y en a pas d'autre que lui. L'aimer de tout son c?ur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, vaut mieux que toute offrande d'holocaustes et de sacrifices. » Jésus, voyant qu'il avait fait une remarque judicieuse, lui dit : « Tu n'es pas loin du royaume de Dieu. » Et personne n'osait plus l'interroger.
- Acclamons la Parole de Dieu.
Mc 12, 28b-34