Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Qu'est-ce que cette petite parabole peut nous apporter ? À côté des célèbres paraboles qui nous font rêver, et notamment l'autre qui commence également par « Un homme avait deux fils... », celle-ci, que seul Matthieu a retenu, ne semble pas mériter qu'on s'y attarde beaucoup. Et cependant, en la méditant plus attentivement, il m'est apparu qu'elle était proche du cœur de l'Évangile et qu'elle concernait également de près notre propre cœur.
Nous retrouvons d'abord un point sur lequel Jésus insiste souvent : le risque de parler en l'air et de se contenter de mots. Il insiste : « Ce n'est pas en me disant : 'Seigneur, Seigneur' qu'on entrera dans le Royaume des Cieux ! ». Il sait bien que les promesses de l'apôtre Pierre de le suivre jusqu'à la mort, ne sont que des mots en l'air. Ailleurs encore il cite Ésaïe : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ». Il se méfie aussi des serments et recommande même de ne jamais en faire. Il ne méprise pas pour autant les paroles et les promesses, mais il rappelle qu'on peut très bien dire : « Oui, oui ! » et ne s'engager à rien.
Et cependant, là n'est pas le but de cette parabole. Dans le passage de l'évangile d'aujourd'hui, il s'agit, une fois de plus, d'une discussion avec les grands prêtres, les anciens et les scribes, auxquels Jésus oppose les publicains et les prostituées. Non seulement il se méfie des paroles et des promesses, mais il se méfie aussi des professions de foi, et surtout de toute exhibition de bonne conduite, selon la Loi. Parce que tout cela risque de donner le change.
Nous sommes ici au cœur de l'enseignement de Jésus. A la suite des prophètes, il appelle à une nouvelle conversion. Derrière sa critique des paroles en l'air et de l'ostentation dans l'observance, il met en garde contre toute forme d'autojustification. Il respecte évidemment ceux qui s'efforcent de garder une conduite impeccable, -- mais pas si cela ne leur sert qu'à se glorifier devant les hommes et à se justifier devant Dieu. Il y a en effet une façon d'observer scrupuleusement tous les préceptes, qui immunise contre tout accueil de l'Évangile. En ce cas, les vertus deviennent des anticorps qui excluent toute conversion. Les évangiles nous dépeignent de nombreuses personnes qui sont ainsi devenues imperméables à la grâce, la grâce du pardon, comme le jeune homme riche « qui observait tous ces préceptes depuis sa jeunesse » ou le pharisien qui prie devant, et rend grâce à Dieu, parce qu'il est parfait. Pensons également au fils ainé de la parabole du fils prodigue, qui n'a jamais désobéi à son père, ou encore aux ouvriers de la première heure, - toutes ces personnes si méritantes ! Mais ce qui caractérise toutes ces personnes est précisément quelles n'ont pas besoin de l'Évangile, puisqu'elles n'ont rien à se reprocher.
Et Jésus n'a pas non plus grand chose à leur dire, parce qu'« ils n'ont pas (non plus) d'oreilles pour entendre » la Bonne Nouvelle.
Mais il s'adresse à ceux qui, de l'une ou l'autre façon, ont d'abord dit « Non ! », et puis qui se sont repentis. En face de toutes ces personnes si sûres d'elles, de leurs mérites et de leurs droits, qu'évoquent les évangiles, il y a tous les autres : publicains, prostituées, prodigues, les mendiants, tous les humiliés, la samaritaine, la syrophénicienne, le centurion de l'armée d'occupation, le larron, bref tous ceux qui ne pouvaient se prévaloir de rien et qui se sont tournés vers Jésus Sauveur. Ils se sont 'convertis'. Et les évangiles abondent également de récits de conversion, comme celle de Matthieu ou de Marie de Magdala.
Au cœur de l'enseignement de Jésus, il y a cet appel à la conversion. C'en est même le premier mot. En effet, quand Jésus a inauguré son apostolat, il a commencé par dire : « Le Royaume est tout proche : convertissez-vous ! ».
Et nous ? En entendant cette parabole de deux fils, je pense que nous devrions nous demander : quelle est ma capacité de conversion ? Est-ce que j'ai encore besoin de me convertir ?
De fait, la plupart d'entre nous nous pouvons dire, avec le jeune homme qui voulait suivre Jésus : « J'observe déjà tous les commandements, depuis ma jeunesse ». (enfin presque !) Nous avons été baptisés à la naissance, catéchisés, confirmés... Seulement, -- et c'est une chance, d'une certaine façon -- aujourd'hui, nous ne sommes plus portés par une tradition de pratique religieuse. Il ne suffit plus de faire comme tout le monde. C'est pourquoi notre vie religieuse ne peut plus être que consciente et délibérée ; elle ne peut plus être qu'une deuxième conversion. C'est pourquoi aussi il est si important de nous demander quelle est notre capacité de conversion.
Or, comme l'évangile nous le rappelle, pour nous convertir, pour pouvoir vraiment dire 'oui', il faut d'abord bien prendre conscience de la part de 'non !' qui est en nous. La conversion suppose une vraie connaissance de nous-mêmes, de nos résistances, plus ou moins conscientes, à l'Évangile, mais aussi de nos réelles possibilités comme de nos limites, bref elle est fondée sur l'humilité. Ce n'est pas une question de culpabilité, mais de lucidité. L'humilité, c'est la vérité.
Saint Bernard dit quelque part : « Puise ton audace dans ton humilité ! » (Sumat humilitas audaciam). Vivre en chrétien aujourd'hui exige humilité et audace : d'une part la conscience lucide de nos limites et d'autre part (et surtout) le courage, la 'bonne ardeur', comme dit saint Benoît, une détermination portée par la connaissance toujours plus intime du Seigneur Jésus et de son Évangile qui nous permet d'être audacieux.
Cette petite parabole des deux fils est donc bien d'actualité. Elle nous invite à dépasser la bonne conscience, généralement stérile ; elle nous demande d'assumer humblement nos réticences à l'Évangile et d'oser encore et encore une nouvelle conversion. Cela consiste donc, pour reprendre les termes de l'évangile, à « aller travailler dans la vigne », c'est-à-dire à entrer dans la préoccupation de notre père, -- dans la volonté de notre Père des Cieux. Pratiquement cela veut dire prendre nos responsabilités en son nom, là où la vie nous envoie.
Prions le Seigneur, les uns pour les autres, pour qu'il nous donne cette lucidité et ce courage.
Ainsi parle le Seigneur : « Vous dites : ?La conduite du Seigneur n'est pas la bonne'. Écoutez donc, fils d'Israël : est-ce ma conduite qui n'est pas la bonne ? N'est-ce pas plutôt la vôtre ? Si le juste se détourne de sa justice, commet le mal, et meurt dans cet état, c'est à cause de son mal qu'il mourra. Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie. Il a ouvert les yeux et s'est détourné de ses crimes. C'est certain, il vivra, il ne mourra pas. »
- Parole du Seigneur.
Ez 18, 25-28
Seigneur, enseigne-moi tes voies, fais-moi connaître ta route. Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi, car tu es le Dieu qui me sauve.
Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse, ton amour qui est de toujours. Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse ; dans ton amour, ne m'oublie pas.
Il est droit, il est bon, le Seigneur, lui qui montre aux pécheurs le chemin. Sa justice dirige les humbles, il enseigne aux humbles son chemin.
Ps 24 (25), 4-5ab, 6-7, 8-9
Frères, s'il est vrai que, dans le Christ, on se réconforte les uns les autres, si l'on s'encourage avec amour, si l'on est en communion dans l'Esprit, si l'on a de la tendresse et de la compassion, alors, pour que ma joie soit complète, ayez les mêmes dispositions, le même amour, les mêmes sentiments ; recherchez l'unité. Ne soyez jamais intrigants ni vaniteux, mais ayez assez d'humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres intérêts ; pensez aussi à ceux des autres.
Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus.
- Parole du Seigneur.
Ph 2, 1-5
En ce temps-là, Jésus disait aux grands prêtres et aux anciens : « Quel est votre avis ? Un homme avait deux fils. Il vint trouver le premier et lui dit : ?Mon enfant, va travailler aujourd'hui à la vigne.? Celui-ci répondit : ?Je ne veux pas.? Mais ensuite, s'étant repenti, il y alla. Puis le père alla trouver le second et lui parla de la même manière. Celui-ci répondit : ?Oui, Seigneur !? et il n'y alla pas. Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Ils lui répondent : « Le premier. » Jésus leur dit : « Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. Car Jean le Baptiste est venu à vous sur le chemin de la justice, et vous n'avez pas cru à sa parole ; mais les publicains et les prostituées y ont cru. Tandis que vous, après avoir vu cela, vous ne vous êtes même pas repentis plus tard pour croire à sa parole. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Mt 21, 28-32