Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Le jeudi saint est une fête de lumière, du moins au début.
Nous sommes rassemblés autour d'une table de fête, bien décorée avec des fleurs et des bougies, et nous chantons... Mais c'est pour nous entendre redire les exigences énormes de notre vie chrétienne : « aimer jusqu'au bout », consentir aux services les plus humiliants, comme le lavement des pieds, et puis donner, perdre sa vie, une vie rompue comme un pain... Oui, en cette belle fête, nous sommes mis au défi d'aller jusqu'au bout de ces grandes exigences.
Mes frères, mes sœurs, comment pouvons-nous vivre en toute sincérité cette célébration ? Célébrer, oui, c'est bien, mais nous risquons toujours de rester au niveau rituel qui est aussi un peu virtuel. Si nous voulons vraiment entendre ces lectures, les mettre en œuvre dans notre vie concrète, nous risquons d'être un peu désemparés. L'appel reçu de ces textes fondamentaux et l'exigence des gestes dont nous sommes les témoins nous dépassent tellement que nous en éprouvons un réel malaise. La 'peineuse semaine', comme on désigne, parait-il, la semaine sainte au pays de Liège, est une épreuve, parce qu'elle nous fait bien mesurer notre incapacité à vraiment accomplir l'Évangile. Des exigences exorbitantes résonnent à nos oreilles : 'servir comme un esclave' : n'est-ce pas dégradant ? et 'devoir se sacrifier', c'est révoltant.
Pour échapper au tranchant de ces appels, nous préférons nous en tenir aux 'valeurs évangéliques'. Ils sont nombreux aujourd'hui, ceux qui ne veulent plus qu'on leur parle de l'église, de la liturgie, de la dévotion au Seigneur Jésus, mais qui se veulent toujours inspirés par les 'valeurs évangéliques'. Il est vrai que certaines de ces valeurs imprègnent déjà notre société, et c'est heureux. Mais ces valeurs, ainsi isolées, peuvent-elles mobiliser toutes nos forces ? Je crains que les seules valeurs ou attitudes évangéliques, vécues sans référence au mystère de Jésus, risquent de ne pas pouvoir s'épanouir, comme des plantes privées de soleil et qui s'étiolent au fond d'un couloir. Il ne faudrait jamais oublier qu'il y a là, dans ces paroles fortes, des appels du Seigneur Jésus lui-même, adressés à chacun, chacune de nous, à chaque communauté.
C'est ce que la liturgie de ce jeudi saint vient opportunément nous rappeler. Et cela de deux manières.
Tout d'abord elle nous rappelle que si nous voulons 'aimer jusqu'au bout', il nous faut rester les yeux fixés sur Jésus. La liturgie nous offre en effet le contexte indispensable pour comprendre que les évangiles ne sont pas que des appels, des paroles, mais des récits qui décrivent la mise en œuvre de ces appels. En ce jeudi saint, mieux que jamais, nous avons vu comment Jésus commence par réaliser lui-même ce qu'il nous demande : « C'est un exemple que je vous ai donné, afin que vous fassiez, vous aussi comme j'ai fait pour vous. » Portés par l'exemple, par la présence du Seigneur, en tant de domaines, nous pouvons alors faire beaucoup plus que ce dont nous nous pensions capables.
C'est pourquoi une vie de prière est nécessaire pour accueillir tout l'évangile, pour découvrir ainsi que tel service qui pouvait sembler dégradant est anobli par une grande attention aux personnes où nous rencontrons Jésus, ou que le don de soi de celui qui s'offre à ses frères et sœurs comme un pain rompu n'est pas insensé mais peut être une source de grande lumière. Ce qui, dans les appels du Christ, semblait exorbitant ou même inhumain au premier abord se révèle, en certaines circonstances, une condition pour que « l'homme passe infiniment l'homme ».
C'est pourquoi il est si important de célébrer chaque année cette semaine sainte, car elle assure à notre vie chrétienne ce contexte indispensable de prière, de contemplation du Seigneur et aussi d'accueil mutuel. En nous baignant, pour ainsi dire, dans cette célébration de plusieurs jours, nous nous laissons imprégner par l'Esprit de Jésus.
Je vois encore une deuxième dimension que la liturgie offre pour bien entendre les appels si pressants de l'évangile. C'est la largeur de l'horizon.
La célébration de ce jeudi saint n'est pas une dévotion intime à 'notre bien-aimé frère et Seigneur Jésus'. Toutes les messes sont des 'messes sur le monde'. C'est pourquoi tous nos partages, nos simples gestes d'amour sont toujours situés sur un vaste horizon. La liturgie de ces jours saints nous révèle que notre vie tout entière est intégrée dans le mystère du salut de tous les humains. Offrir sa vie au jour le jour, comme on rompt le pain, ne va pas sans sacrifice, sans souffrance, mais c'est le seul moyen de partager notre vie. Comme le disait Jésus ailleurs, « Si le grain de blé ne tombe enterre et ne meurt, il reste seul ». En évoquant aujourd'hui ce geste de la fraction du pain la liturgie nous invite à faire de toute notre vie une eucharistie, une action de grâce qui est aussi toujours une communion à l'amour gracieux et universel de Dieu notre Père.
Dès lors tout ce que nous faisons, si humble que ce soit, dans notre vie quotidienne, et même si nous devons traverser la vallée de l'ombre, tout acquiert une grandeur insoupçonnée, puisque, pour reprendre les paroles de Jésus lui-même, notre vie à nous est également « donnée (pour vous et) pour la multitude ». Ce vaste monde qui nous entoure, avec la multitude des humains, leurs douleurs et leurs espoirs, est toujours mystérieusement présent dans nos célébrations et notre vie. Quand nous pouvons vivre cette solidarité au sein du mystère du Christ que nous célébrons cette semaine, notre service n'est pas pénible et notre vie n'est pas 'peineuse', mais, même à travers bien des exigences et épreuves, elle déborde d'une joie toute simple.
En ces jours-là, dans le pays d'Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à son frère Aaron : « Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il marquera pour vous le commencement de l'année. Parlez ainsi à toute la communauté d'Israël : le dix de ce mois, que l'on prenne un agneau par famille, un agneau par maison. Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle le prendra avec son voisin le plus proche, selon le nombre des personnes. Vous choisirez l'agneau d'après ce que chacun peut manger. Ce sera une bête sans défaut, un mâle, de l'année. Vous prendrez un agneau ou un chevreau. Vous le garderez jusqu'au quatorzième jour du mois. Dans toute l'assemblée de la communauté d'Israël, on l'immolera au coucher du soleil. On prendra du sang, que l'on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera. On mangera sa chair cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c'est la Pâque du Seigneur. Je traverserai le pays d'Égypte, cette nuit-là ; je frapperai tout premier-né au pays d'Égypte, depuis les hommes jusqu'au bétail. Contre tous les dieux de l'Égypte j'exercerai mes jugements : Je suis le Seigneur. Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang, et je passerai : vous ne serez pas atteints par le fléau dont je frapperai le pays d'Égypte.
Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C'est un décret perpétuel : d'âge en âge vous la fêterez. »
- Parole du Seigneur.
Ex 12, 1-8.11-14
Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait ? J'élèverai la coupe du salut, j'invoquerai le nom du Seigneur.
Il en coûte au Seigneur de voir mourir les siens ! Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur, moi, dont tu brisas les chaînes ?
Je t'offrirai le sacrifice d'action de grâce, j'invoquerai le nom du Seigneur. Je tiendrai mes promesses au Seigneur, oui, devant tout son peuple.
115 (116b), 12-13, 15-16ac, 17-18
Frères, moi, Paul, j'ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l'ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. »
Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
- Parole du Seigneur.
1 Co 11, 23-26
Avant la fête de la Pâque, sachant que l'heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout.
Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le c?ur de Judas, fils de Simon l'Iscariote, l'intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu'il est sorti de Dieu et qu'il s'en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu'il se noue à la ceinture ; puis il verse de l'eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu'il avait à la ceinture. Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit : « C'est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » Jésus lui répondit : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n'auras pas de part avec moi. » Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n'a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Il savait bien qui allait le livrer ; et c'est pourquoi il disait : « Vous n'êtes pas tous purs. »
Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m'appelez ?Maître? et ?Seigneur?, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C'est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j'ai fait pour vous. »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Jn 13, 1-15