Une homélie de fr. Yves de patoul
Parler de tentations, fussent-elles celles de Jésus au désert, n'est pas une chose très facile aujourd'hui. Les tentations, nous en parlons volontiers sur un mode superficiel ou franchement ironique : « Cette fois-ci, je vais me laisser tenter par telle douceur, ou par ce verre d'alcool ». Nous limitons facilement les tentations à ce qui nous apparaît évident à première vue, les erreurs, voire seulement les excès dont nous serions coupables dans le domaine de la sphère privée, personnelle : l'alimentation, la sexualité ou les loisirs par exemple.
Plaçons-nous dans une perspective évangélique qui élargit fort cet horizon étroit de notre petite personne. Et demandons-nous ce que peut vraiment dire la dernière partie du Notre Père que nous récitons régulièrement : « et ne nous laisse pas entrer en tentation ». Sommes-nous réellement tentés ? Le Diable existe-t-il encore ? Les uns disent oui, les autres non. Or, quand nous regardons autour de nous, le doute n'est pas permis : la pauvreté, l'exclusion, les exilés de la guerre ou de la famine, les prisonniers, la misère humaine qui est un peu partout autour de nous, celle que nous voyons et celle que nous ne voyons pas ou que nous ne voulons pas voir, d'où vient tout cela sinon des injustices, de l'orgueil, bref du péché qui nous habite tous ? Oui, le diable est bien là. Il limite très fort notre champ de vision à nous-mêmes, il agit en nous pour occulter cette misère qui est tout autour de nous. « Occupe-toi de ton bien-être » nous souffle-t-il, « que chacun s'occupe de lui-même et tout ira bien ». Il y a d'autres ruses du diable, mais celle-là est suffisamment bien connue pour la mettre en évidence. La Sœur Jeanine qui nous a prêché la récollection hier nous a détaillé bien d'autres ruses de Satan que vous pouvez écouter sur notre site de Clerlande.
Les trois évangiles synoptiques nous relatent des tentations de Jésus. Mais seuls Matthieu et Luc nous en donnent des détails. La première de ces tentations consiste dans le recours à la magie : si tu as faim, ordonne à ces pierres de devenir du pain. Celui qui succombe à cette première tentation du diable est celui qui nie en quelque sorte la puissance divine et croit à la toute- puissance de l'homme ou de la science. Rappelons-nous que Jésus va multiplier quelques pains pour rassasier une foule affamée au désert et que nous mangeons de ce pain à chaque eucharistie. La deuxième tentation est le recours à l'asservissement devant lui, le diable, qui, en échange, nous ferait acquérir tous les royaumes de la terre dont il prétend être le détenteur. Celui qui succomberait à cette deuxième tentation deviendrait fort, puissant, capable lui-même de soumettre tous les autres à sa volonté. La troisième est le recours à la prétendue toute-puissance de Dieu qui permettrait de faire n'importe quoi dans un but avantageux (ici de se jeter du haut du Temple et puis d'être ramassé comme une feuille morte). Pour celui qui succomberait à cette tentation, Dieu va tout faire sans ma participation car il peut faire tout ce que je lui demande.
Toutes ces trois tentations sont fondées sur le mensonge, ou sur une idée de Dieu qui est fausse, mensongère. Ces tentations ont ceci de singulier qu'elles s'adressent à Jésus qui n'est pas n'importe qui puisqu'il est le fils de Dieu, lui « qui n'a pas connu le péché ». Elles s'inscrivent aussi dans un contexte biblique bien défini : la traversée du désert pendant quarante ans par le peuple d'Israël pour sortir de l'esclavage, les quarante jours de famine que le prophète Elie a endurés avant de rencontrer son Dieu à la montagne de l'Horeb. Le désert et le temple de Jérusalem sont par ailleurs des lieux très symboliques. Si le désert est le lieu par excellence de l'épreuve à travers les nombreuses tentations (songeons au veau d'or, aux récriminations contre ce Moïse qui nous a fait sortir d'Egypte où nous mangions bien malgré la servitude qui nous pesait), il est aussi le lieu de la purification. Dans le désert, le peuple de Dieu doit subir l'épreuve de la confiance en la parole de Dieu, comme l'exprimait bien le Père Jean-Luc Fabre. Ainsi, disait-il encore, « le même peuple de Dieu sera différent des autres ; il ne sera pas un peuple installé. Il entrera dans son pays comme une terre promise, comme le lieu où la promesse devra s'effectuer. Il aura alors à découvrir que le don est sous la forme de la promesse, (le don) de ce qui est à effectuer... Le désert deviendra alors comme le lieu de la relance, du retour aux sources, avec les prophètes, retour aux sources qui se donnera comme le lieu de l'approfondissement, de la rencontre plus profonde, la théophanie délicate d'Elie, les retrouvailles d'Osée et de son épouse volage ».
Les évangélistes qui racontent ces tentations poursuivent des buts pédagogiques pour leurs lecteurs. Ceux-ci doivent comprendre plusieurs choses. La première est que le diable est malin, rusé, tricheur, qu'il peut nous tenter en détournant le sens des Ecritures (auxquelles, hélas on peut faire dire tout ce qu'on a envie qu'elles disent, si on les lit dans une perspective fondamentaliste, c'est-à-dire pas assez communautaire, ecclésiale). La deuxième chose à faire comprendre est que la Parole de Dieu est un rempart solide, du moins pour celui qui la vit en communion avec Jésus Christ son Seigneur, lui qui est sorti victorieux du combat que le Satan lui a livré au début de son ministère. Il est d'ailleurs recommandé à toute personne qui entame un nouveau chemin de vie chrétienne de pratiquer un pareil temps de réflexion, d'épreuve pendant lequel elle va être confrontée à l'adversité. Tous les grands saints fondateurs, Benoit, François d'Assise, Dominique, Ignace de Loyola ont tous connu un temps d'épreuve au début de leur vie religieuse avant de la proposer à d'autres disciples.
La première lecture tirée du Deutéronome illustre cette nécessité de sortir d'une situation d'esclavage dans le seul but de « devenir une nation puissante et nombreuse » car les Egyptiens (on pourrait dire pour rétablir la vérité historique le tiran qu'était le Pharaon comme le tiran russe d'aujourd'hui qui croit être détenteur de toutes les nations qui l'environnent) nous ont maltraités et réduits à la pauvreté ; ils nous ont imposé un dur esclavage ». Le Seigneur nous a fait sortir d'Egypte par la force de sa main et la vigueur de son bras, (...) il nous a conduits dans ce lieu et nous a donné ce pays où ruissellent le lait et le miel ».
Dans l'extrait que nous avons entendu de l'épitre aux Romains, qui cite le livre du Deutéronome (« la parole est près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur ») saint Paul nous montre la force de la Parole de Dieu : « Celui qui croit du fond de son cœur devient juste ; celui qui de sa bouche affirme sa foi parvient au salut ». Ce qu'avançait le livre du Deutéronome trouve son plein accomplissement en la personne de Jésus Christ. Ce qui était vrai de tout un peuple, Israël, devient réalité pour chaque croyant qui met sa foi en Jésus Christ : il est délivré de son joug de servitude, il peut espérer entrer dans le royaume de Dieu libre et vainqueur des ténèbres. « L'homme ne vit pas seulement de pain », mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu, ajoute l'antienne de la liturgie.
Rendons grâce à Dieu pour cette libération qu'il nous a valu par sa mort et sa résurrection et pour cette liberté qu'il nous accorde par son Esprit.
Moïse disait au peuple : Lorsque tu présenteras les prémices de tes récoltes, le prêtre recevra de tes mains la corbeille et la déposera devant l'autel du Seigneur ton Dieu. Tu prononceras ces paroles devant le Seigneur ton Dieu : « Mon père était un Araméen nomade, qui descendit en Égypte : il y vécut en immigré avec son petit clan. C'est là qu'il est devenu une grande nation, puissante et nombreuse. Les Égyptiens nous ont maltraités, et réduits à la pauvreté ; ils nous ont imposé un dur esclavage. Nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères. Il a entendu notre voix, il a vu que nous étions dans la misère, la peine et l'oppression. Le Seigneur nous a fait sortir d'Égypte à main forte et à bras étendu, par des actions terrifiantes, des signes et des prodiges. Il nous a conduits dans ce lieu et nous a donné ce pays, un pays ruisselant de lait et de miel.
Et maintenant voici que j'apporte les prémices des fruits du sol que tu m'as donné, Seigneur. »
- Parole du Seigneur.
Dt 26, 4-10
Quand je me tiens sous l'abri du Très-Haut et repose à l'ombre du Puissant, je dis au Seigneur : « Mon refuge, mon rempart, mon Dieu, dont je suis sûr ! »
Le malheur ne pourra te toucher, ni le danger, approcher de ta demeure : il donne mission à ses anges de te garder sur tous tes chemins.
Ils te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte les pierres ; tu marcheras sur la vipère et le scorpion, tu écraseras le lion et le Dragon.
« Puisqu'il s'attache à moi, je le délivre ; je le défends, car il connaît mon nom. Il m'appelle, et moi, je lui réponds ; je suis avec lui dans son épreuve. »
Ps 90 (91), 1-2, 10-11, 12-13, 14-15ab
Frères, que dit l'Écriture ? Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton c?ur. Cette Parole, c'est le message de la foi que nous proclamons. En effet, si de ta bouche, tu affirmes que Jésus est Seigneur, si, dans ton c?ur, tu crois que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, alors tu seras sauvé. Car c'est avec le c?ur que l'on croit pour devenir juste, c'est avec la bouche que l'on affirme sa foi pour parvenir au salut. En effet, l'Écriture dit : Quiconque met en lui sa foi ne connaîtra pas la honte. Ainsi, entre les Juifs et les païens, il n'y a pas de différence : tous ont le même Seigneur, généreux envers tous ceux qui l'invoquent. En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.
- Parole du Seigneur.
Rm 10, 8-13
En ce temps-là, après son baptême, Jésus, rempli d'Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l'Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain. »
Alors le diable l'emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m'a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C'est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. »
Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d'ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l'ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s'éloigna de Jésus jusqu'au moment fixé.
- Acclamons la Parole de Dieu.
Lc 4, 1-13