Homélie du 20 fevrier 2022

Cet évangile est-il une Bonne Nouvelle ou une exigence impossible ?

Peut-être faudrait-il l'entendre comme d'autres paroles provocantes ou exagérées de Jésus. Pensons à son invitation à s'arracher un œil ou à se couper la main qui scandalise, ou à jeter à la mer l'auteur du scandale avec une meule au cou. Ces exagérations font partie de la façon de parler de Jésus. Aujourd'hui aussi, ne serions-nous pas dispensés de prendre à la lettre un texte aussi excessif sur l'amour des ennemis ? Il nous demande de faire un effort, certes, mais il ne demande quand même pas l'impossible ! Car enfin, quand on nous a fait du tort, il faut d'abord exiger la justice et «  réparation des dommages et intérêts  » ? Il faut «  rendre la monnaie de sa pièce  » à celui qui nous a agressé. C'est tout à fait humain de se venger, c'est même une question d'honneur.

D'ailleurs nous lisons dans la Sainte Bible de nombreuses histoires de vengeance, dès les premiers chapitres de la Genèse. Il y est question de Lamek, un descendant de Caïn qui dit : «  Oui, j'ai tué un homme pour une meurtrissure. Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois  ». (Gen 4, 24). La vengeance est une réaction naturelle dans un monde de struggle for life. Et nous savons que la 'loi du talion' a déjà apporté une limitation à la violence déchaînée. Au livre de l'Exode nous lisons en effet : «  Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pieds pour pied, (...) meurtrissure pour meurtrissure  » (Ex 21, 24) C'est un progrès. Mais faut-il encore aller plus loin ? Oui, nous voyons aussi dans la Bible comment David a pu dépasser sa réaction, humaine, trop humaine, et il nous prépare à l'évangile.

En effet, quand Jésus nous demande d'aimer nos ennemis, il demande de dépasser nos réactions si humaines. Mais c'est précisément ce qu'il est venu nous révéler : pour devenir tout à fait humain, il nous faut dépasser la 'lutte pour la vie' et accéder à cette façon de vivre qui caractérise le 'Royaume de Dieu'. «  L'homme passe infiniment l'homme  », disait Pascal, en écho à l'Évangile. Quand Jésus dit : «  aimez vos ennemis  », il n'utilise donc pas un langage hyperbolique, comme dans les cas que j'ai évoqués. Son invitation est très réaliste. C'est ainsi qu'il annonce même la Béatitude véritable, et nous invite tous à en faire l'expérience.

Mais voyons comment réaliser concrètement ce que Jésus nous propose.

Je crois que la première précaution à prendre est de ne pas dramatiser.

Il est vrai que nous devrons peut-être affronter un jour ennemi, je dirais extérieur, implacable, insensible à toute compassion et à toute prière. Nous ne savons pas comment nous pourrons réagir alors, de façon juste, sans vouloir le détruire, et sans nous laisser détruire. Mais cette éventualité est exceptionnelle. Si nous nous fixons sur une telle situation qui demande de l'héroïsme, - nous qui ne sommes que moyennement courageux, - cette exigence de Jésus nous semblera toujours exorbitante. Mais rappelons-nous : c'est toujours dans la vie quotidienne que nous apprenons à vivre selon l'Évangile, pour répondre de façon juste en toute circonstance. C'est pourquoi il faut commencer par vivre cette disposition d'accueil inconditionnel dans notre vie ordinaire. Là nous comprenons qu'aimer vraiment, c'est aimer plus : pas seulement aimer ce qui est aimable chez l'autre, mais aussi ce qui ne me plait pas, bref tout lui-même. Il y a toujours, en chacun de nous, en chacun de nos frères et sœurs, une part étrangère, irréductible, obscure, ennemie. Il ne faut pas se le cacher. Nous ne sommes pas bien unifiés, nous ne sommes pas tout à fait intérieurement réconciliés. D'ailleurs si nous l'ignorons ou voulons l'ignorer, nous nous exposons tôt ou tard à d'amères déceptions. C'est pourquoi nous faisons bien de toujours prendre en compte cette part inacceptable, ennemie, en nos frères et sœurs, -- et pas seulement de la prendre en compte, mais de la respecter, et, si possible de l'aimer. Ce n'est d'ailleurs qu'ainsi que nous pouvons vraiment aimer les autres : les aimer d'un amour inconditionnel. Et nous apprenons alors à aimer comme notre Père des Cieux «  qui est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.  »

À la base de cette disposition, de cette capacité d'aimer plus, la suite de l'évangile d'aujourd'hui nous montre comment s'y prendre. Jésus y demande de renoncer à toujours calculer les pertes et profits : au contraire : «  A qui te demande, donne  ». Nous sommes en effet constamment préoccupés de calculer le rapport 'qualité-prix' : qu'est-ce que je vais gagner en donnant autant ? Choix de consommateur avisé oblige ! Cela devient une seconde nature : je veux bien prêter, mais alors pour en recevoir l'équivalent, et même un peu plus, si possible. Or Jésus nous invite à goûter la simple joie de donner, donner comme les fleurs là-bas donnent leur parfum, sans vouloir vérifier l'efficacité de notre générosité, -- ce qui est encore un retour sur soi. Ailleurs dans l'évangile de Luc, il y a cette recommandation : «  Quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés (...), et tu seras heureux parce qu'ils n'ont pas de quoi te rendre  ». (Lc 14,14) Et ailleurs : «  Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite.  » (Mt 6, 3) Ici encore : «  Prêtez sans rien espérer en retour.  »

Et quand nous veillons ainsi à la qualité du don, nous devenons aussi capables de par-don, le don parfait, et «  jusqu'à septante fois sept fois  » -- pour rendre à Lamek la monnaie de sa pièce ! Mais surtout, chaque fois que nous faisons l'expérience du don absolument gratuit, nous découvrons que nous sommes devenus capables de bénir. Bénir, c'est rendre grâce parce que tout nous est donné. Bénir même «  ceux qui nous maudissent  ». Oui, là est l'aboutissement de l'Évangile dont il est question dans le texte d'aujourd'hui, et plus particulièrement dans le témoignage que Jésus nous a laissé pendant sa Passion. Nous touchons en effet ici au foyer le plus ardent de la Bonne Nouvelle qui est la Résurrection. À la suite de Jésus, nous pouvons, nous aussi, «  vaincre le mal par le bien  » (Rm 12, 21).

Oui, mes frères, mes sœurs, nous avons cette capacité de transformer des situations apparemment sans issues en des moments de renouveau, de vie nouvelle. Pour cela il nous faut associer la prière à l'amour, comme nous le demande Jésus dans l'évangile d'aujourd'hui. «  Priez pour vos ennemis.  » Une prière à Dieu, et une prière à ceux que nous voulons aimer. Parce que l'exigence du vrai amour nous dépasse, évidemment. Sans l'aide de Dieu, nous n'y arrivons pas bien, et, pour que l'amour dure, nous devons constamment le demander, à Dieu, mais aussi à nos partenaires, dans une prière réciproque. Cette attitude d'humble prière mutuelle peut alors irriguer toute expression de l'amour miséricordieux.

Aimer nos ennemis, bénir, prier pour eux, ce ne sont pas là des démarches exorbitante, humainement impossibles, mais la trame d'une vie apaisée. Nous pouvons y faire l'expérience d'une joie toute particulière. Je crois que c'est ce qu'on appelle 'la joie de l'Évangile', une joie imprenable, toute simple et doucement rayonnante, comme à notre insu.