Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Nous aimons beaucoup ce passage de l'Évangile qui décrit l'obole de la veuve. C'est pourtant une scène objectivement assez insignifiante. Mais, dans ce temple dont les disciples admirent les pierres et l'audacieuse construction, au milieu de la foule bruyante et bariolée, parmi toutes les personnes importantes qui se font remarquer, Jésus a discerné cette femme. Parce que, comme il l'expliquera à ses disciples, elle donne tout ce qu'elle a pour vivre, littéralement 'son vivre', et même ce qu'elle n'a pas ! ? Elle donne en effet 'de son indigence', c'est-à-dire de son manque. Placé ainsi par l'évangéliste tout au terme de l'enseignement de Jésus, cet épisode nous interpelle tout particulièrement. Il récapitule une révélation essentielle de l'Évangile : la vie n'a de sens que donnée.
A presque chaque page de l'Évangile il est question de donner, ou encore de perdre, mais aussi de recevoir et d'échanger. Mais qu'est-ce que 'donner' dans l'esprit de l'Évangile ? En relisant pour vous certains passages, j'ai essayé de préciser quelles sont les exigences et les perspectives que Jésus nous propose.
Il s'agit d'abord de veiller à vraiment donner. Nous utilisons trop souvent le mot 'donner', alors qu'il ne s'agit que de restituer ce qui ne nous appartient pas vraiment, ou de remettre dans le circuit un surplus. Car nous ne sommes que les gestionnaires des biens dont nous disposons. A la limite nous ne pouvons vraiment donner que ce que nous sommes, notre substance, c'est-à-dire pas grand chose ! ou, comme dit l'Évangile, notre indigence.
Mais il s'agit alors de ce que j'appellerais un don créateur, parce qu'il est un pari sur la générosité de Dieu. Ce n'est plus nous qui donnons, mais Dieu, à travers nous. Je pense ici à une anecdote au sujet de saint François d'Assise, racontée par Eloi Leclerc. Un jour que François marchait vers un ermitage où l'attendaient quelques uns de ses frères il était très embarrassé, parce qu'en arrivant, il avait l'habitude de les bénir. Mais ce jour-là il ne voyait pas comment il pourrait encore le faire. Après toutes les marques de méfiance et les désaveux reçus, et même sa mise à l'écart de la direction de l'Ordre qu'il avait fondé, il était très amer et déprimé. Il n'avait plus aucune bénédiction dans son coeur, seulement le dégoût. Et cependant, en entrant, il s'est entendu prononcer spontanément une grande bénédiction. Il a compris alors que c'était toujours Dieu qui se servait de lui pour donner sa bénédiction divine.
Une première invitation de Jésus est donc de donner dans la confiance, sans trop nous inquiéter de savoir si nous avons de quoi donner, mais en demandant toujours à notre Père notre pain de chaque jour.
Une autre exigence de l'Évangile est la gratuité. Le don doit être inconditionnel, sans calcul, sans intention plus ou moins avouée de profit, et pas comme l'apôtre Pierre qui disait à Jésus : « Voilà nous avons tout quitté, quel sera maintenant notre récompense ? » Non ! « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Le don n'est pas un troc, un bon placement, un truc pour gagner plus en retour. Vraiment donner, c'est aussi accepter de perdre. L'image qui me vient à l'esprit est celle, si fondamentale, des parents qui mettent au monde un enfant, lui donnent la vie, mais ils savent que cela impliquera aussi de perdre cet enfant, le jour où il quittera la maison. Comme le dit Khalil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vós enfants ». Donner, c'est accepter de perdre et, quelque part, d'abandonner.
Par ailleurs, « Dieu aime qui donne dans la joie », dans la simplicité de son coeur, sans aucun retour sur soi et presque à son insu : « Que votre main gauche ignore ce que donne votre main droite ».
Mais alors, le don serait-il une bouteille à la mer ? une générosité tous azimuts, comme la fleur qui donne son parfum ? Cette image est belle, mais il nous faut la compléter et rappeler une autre démarche tout à fait centrale dans l'Évangile : le partage. Car tel est bien l'idéal évangélique : convertir le don qui n'est qu'un calcul (le donnant-donnant) en un don réciproque, et créer ainsi une communauté où chacun donne tout, et ne vit que de ce qu'il reçoit. C'est la réalisation concrète, ici bas, du Royaume que Jésus est venu inaugurer. Nous voyons effectivement que, dans les première communautés évangéliques dont parle Jésus, telles qu'illustrées dans les Actes de apôtres, chacun donnait tout et recevait tout. Oui, le don le plus parfait est finalement l'échange.
Et ce n'est pas si facile ! Tous ceux qui ont tenté une expérience de vie communautaire ou simplement une vie de couple, de famille, ont pu constater qu'un partage selon une stricte justice distributive n'est pas viable, si chacun n'est pas prêt à donner, au besoin, plus que la quote part rigoureusement exigée. En effet, si chacun se limite à son devoir le plus strict, il y a toujours un manque au total. Dans une communauté, comme la nôtre, -- mais c'est le cas pour toute communauté, -- nous constatons chaque jour que si nous ne sommes pas disposés à faire plus, et même à pallier quelquefois au manque de diligence des autres, tout se défait. Sans cette 'bonne ardeur', cette disponibilité à donner plus que de raison, la vie commune devient terne. Et saint Benoît rappelle l'invitation de Jésus à faire parfois deux milles avec celui qui demande d'en faire un. Tant il est vrai que si nous ne sommes pas prêts à donner plus que nous ne devons, plus que nous ne pouvons, ? apparemment, ? nous risquons de manquer l'essentiel. Certaines exigences de l'Évangile peuvent sembler excessives, voire inhumaines, mais nous pouvons constater que c'est seulement en les accueillant que nous devenons pleinement humains.
D'ailleurs nous savons que cet appel au partage est au coeur de l'Évangile précisément parce qu'il récapitule toute la vie du Christ. Il a lui-même voulu nous laisser ce signe du 'partage du pain'. Or ce partage est une fraction, une brisure ; il est le mémorial du corps livré et du sang versé. Et quand nous célébrons l'eucharistie, nous refaisons ce geste qui engage notre vie, car nous célébrons ce don inconditionnel que le Seigneur nous fait.
Il est très significatif que l'épisode le l'obole de la veuve, dans l'évangile d'aujourd'hui, est situé au terme de la montée de Jésus à Jérusalem. Dans les évangiles de Marc et Luc qui le rapportent, il précède immédiatement le discours sur la fin des temps et le récit de la passion de Jésus. Il est comme une clef qui nous permet de comprendre l'attitude de Jésus qui a donné sa vie en rançon pour la multitude. En acceptant le dénuement total, il a vraiment « donné de son indigence ».
Accueillons donc cet Évangile dans notre vie quotidienne, en communion avec tous ceux et celles qui ont donné leur vie en des circonstances autrement difficiles. Je voudrais seulement évoquer, en terminant, une personne qui donne un écho pour notre temps aux témoignages de la veuve de Sarepta et de la pauvre veuve de l'évangile, Etty Hillesum, cette jeune juive hollandaise qui a aidé ses compatriotes jusqu'au bout, pendant la guerre. A la dernière page qui nous a été conservée de son journal, avant de monter dans le train qui l'emmenait vers Auschwitz, elle écrivait : « J'ai rompu mon corps comme le pain et je l'ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas ? Car ils étaient affamés- »