Une homélie de fr. Pierre de Béthune
Cette parabole est bien connue, - trop connue. Elle semble n'être que l'illustration de la loi du karma : ceux qui profitent impunément de l'existence vont devoir l'expier dans une autre vie. Il y a une rétribution quasi mécanique à laquelle personne n'échappe... Cette croyance peut être salutaire, mais il n'était pas nécessaire que Jésus vienne parmi nous pour nous donner un enseignement aussi élémentaire.
Mais alors, qu'est-ce qu'il veut nous enseigner ici ?
Pour trouver cela, en méditant un évangile, il faut toujours chercher à voir deux choses : le rapport de ce texte avec le cœur de l'évangile, et puis sa capacité à toucher notre propre cœur. Est-ce que cet épisode est purement anecdotique ? N'est-il pas une préoccupation constante de Jésus ? Et, pour nous, le rapport à l'argent est-il marginal ou, comme dit Jésus, « Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur ! »
La préoccupation de Jésus pour le danger des richesses revient en tout cas souvent dans les évangiles, surtout dans celui de Luc. Et déjà dimanche dernier, vous vous en souvenez, il était question de l'argent trompeur. On pourrait se demander pourquoi, parmi tant de risques d'égarement, le danger des richesses est si redoutable. Mais nous voyons, en parcourant les évangiles, que cette mise en garde est indispensable pour préserver le cœur de son évangile qui est l'accueil de la grâce. Dès le premier chapitre, dans son Magnificat, Marie chante : « Il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Et, en écho à la première béatitude : « Heureux, vous les pauvres ! », il y a : « Quel malheur pour vous, les riches ! »
La parabole d'aujourd'hui explique pourquoi les riches sont si malheureux : c'est parce que le riche ne voit pas le pauvre à sa porte. Et, dans l'autre vie, ça continue : il y a un abîme qui les sépare. Même si quelqu'un revenait de chez les morts pour avertir ses frères, cela ne pourrait pas leur ouvrir les yeux. Parce que la richesse est ce qui aveugle et isole. Elle développe une autosuffisance, mais ne peut jamais combler une vraie vie. Cette richesse peut être matérielle, mais il y a aussi la richesse du prestige, comme le prêtre et le lévite qui passent, sans le voir, devant l'homme blessé sur la route de Jérusalem, ou encore la présomption du pharisien qui ne voit qu'une pécheresse dans la femme qui oint les pieds de Jésus et ne peut pas voir en son geste le désir de conversion et son amour sincère. Le jeune homme qui veut suivre Jésus le quitte finalement tout triste, « car il avait de grands biens ».
La lecture du prophète Amos décrit bien l'insouciance désastreuse des bons vivants de Jérusalem. L'ivresse anesthésie, mais elle ne libère pas du destin. Les psaumes en rajoutent encore à ce sujet : « L'homme comblé qui n'est pas clairvoyant ressemble au bétail qu'on abat ».
On pourrait multiplier ces citations. Mais il est encore plus intéressant de voir comment ceux qui ne sont pas encombrés par le souci de leurs richesses, sont d'autant plus clairvoyants, à commencer par le Samaritain qui, lui, a vu l'homme blessé sur la route et s'en est occupé. Il était une image de Jésus lui-même qui a vu le cœur converti de la femme venue oindre ses pieds ; il a vu la veuve éplorée de Naïm, ou l'autre veuve qui mettait deux piécettes dans le tronc du Temple ; il a vu Zachée sur son sycomore. Déjà, lorsqu'u il parcourrait la Galilée, « Il a vu la misère de la foule qui le suivait et il en a eu pitié. »
Vous voyez que l'enjeu est important : l'accumulation de richesses n'est pas seulement un vilain défaut, c'est une façon assurée de manquer sa vie. C'est pourquoi l'invitation pressante de Jésus à renoncer à ce qui nous empêche de voir et d'entendre est au cœur de l'évangile.
Heureusement, comme le dit encore la parabole, nous pouvons écouter « Moïse et les prophètes », - et nous avons plus encore : nous avons les évangiles et les épitres ! Les Écritures nous racontent en effet comment Dieu voit et entend. « Il a vu » la misère du peuple en Égypte, et, comme dit le psaume : « il entend la plainte du captif ». Si nous écoutons les Ecritures et les méditons, nous pouvons, à notre tour, nous guérir de notre surdité et de notre aveuglement. La fréquentation des Écritures est alors une excellente thérapie de l'âme.
Cette parabole est donc un appel à la conversion qui peut toucher notre cœur et le mobiliser pour une conversion dans ce domaine. C'est le but de cet évangile.
En effet, cet appel ne s'adresse pas seulement aux ultra-riches, comme celui qui est décrit dans la parabole. On peut avoir un très grand attachement pour des très petites choses. Une histoire monastique raconte comment tel moine qui avait renoncé à une propriété fastueuse a été surpris à s'agripper à un porte-plume, sa plume, avec laquelle il écrivait de si beaux textes sur la vie spirituelle et le détachement. Et saint Jean de la Croix dit : « Que l'oiseau soit attaché par une corde ou une chaine, le résultat est le même : il ne peut pas s'envoler ». L'attachement à nos possessions empêche même de commencer une recherche spirituelle. Parce que l'attachement à des satisfactions immédiates étouffe notre désir profond.
Laissons donc aujourd'hui cette invitation à la vraie liberté pénétrer notre cœur. Dès les premières paroles que les évangiles ont retenues, Jésus nous appelle : « Convertissez-vous ! » Littéralement : « Changez vos cœurs ! » Libérez un espace en vous, pour pouvoir accueillir, - pour accueillir la grâce qui vient de partout et qui vous est offerte. Souvenons-nous donc : « Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ! » Si notre trésor est placé dans un coffre à la banque, notre cœur y est enfermé avec.
Mais il n'est pas tellement question ici de votre compte en banque, mais de la liberté, et de la capacité d'attention, la capacité d'être touché par l'amour, la compassion, la vraie joie, - et de la capacité d'y répondre...
Ainsi parle le Seigneur de l'univers : Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles dans Sion, et à ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie. Couchés sur des lits d'ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau, les veaux les plus tendres de l'étable ; ils improvisent au son de la harpe, ils inventent, comme David, des instruments de musique ; ils boivent le vin à même les amphores, ils se frottent avec des parfums de luxe, mais ils ne se tourmentent guère du désastre d'Israël ! C'est pourquoi maintenant ils vont être déportés, ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n'existera plus.
- Parole du Seigneur.
Am 6, 1a.4-7
Le Seigneur garde à jamais sa fidélité, il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse les accablés, le Seigneur aime les justes, le Seigneur protège l'étranger.
Il soutient la veuve et l'orphelin, il égare les pas du méchant. D'âge en âge, le Seigneur régnera : ton Dieu, ô Sion, pour toujours !
Ps 145 (146), 6c.7, 8.9a, 9bc-10
Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur. Mène le bon combat, celui de la foi, empare-toi de la vie éternelle ! C'est à elle que tu as été appelé, c'est pour elle que tu as prononcé ta belle profession de foi devant de nombreux témoins.
Et maintenant, en présence de Dieu qui donne vie à tous les êtres, et en présence du Christ Jésus qui a témoigné devant Ponce Pilate par une belle affirmation, voici ce que je t'ordonne : garde le commandement du Seigneur, en demeurant sans tache, irréprochable jusqu'à la Manifestation de notre Seigneur Jésus Christ. Celui qui le fera paraître aux temps fixés, c'est Dieu, Souverain unique et bienheureux, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, lui seul possède l'immortalité, habite une lumière inaccessible ; aucun homme ne l'a jamais vu, et nul ne peut le voir. À lui, honneur et puissance éternelle. Amen.
- Parole du Seigneur.
1 Tm 6, 11-16
En ce temps-là, Jésus disait aux pharisiens : « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux. Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d'ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères. Or le pauvre mourut, et les anges l'emportèrent auprès d'Abraham. Le riche mourut aussi, et on l'enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui. Alors il cria : ?Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. - Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.? Le riche répliqua : ?Eh bien ! père, je te prie d'envoyer Lazare dans la maison de mon père. En effet, j'ai cinq frères : qu'il leur porte son témoignage, de peur qu'eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture !? Abraham lui dit : ?Ils ont Moïse et les Prophètes : qu'ils les écoutent ! - Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu'un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.? Abraham répondit : ?S'ils n'écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu'un pourra bien ressusciter d'entre les morts : ils ne seront pas convaincus.? »
- Acclamons la Parole de Dieu.
Lc 16, 19-31